Janvier 2021, Montagny-sur-Grosne, lune décroissante.
Malforestation en Bourgogne
À la lisière des chênes, la vue est dégagée sur la campagne. Une image d’Épinal, stéréotype d’une campagne française version XXIe siècle. Au premier abord, ce paysage du sud de la Bourgogne, proche Cluny, me plaît. Haies bocagères, vertes prairies et patchs de bois, beaux corps de ferme et routes sinueuses. Mais à y regarder de plus près, la marque de l’exploitation est partout, et me dérange. Tout est sous contrôle, bien rangé, rien n’est laissé au hasard. Les haies sont systématiquement rabattues à l’épareuse, jusqu’à n’être plus que des cubes de bois mort. Les prairies sont pâturées au plus ras et souffrent des nouvelles sécheresses estivales. Le pays de la charolaise a un coup de chaud. Les bébés douglas aussi d’ailleurs. Les rotations entre plantations et coupe rases se dessinent sur les parcelles de bois, qui n’ont plus rien d’une forêt. La nuit, les phares des abatteuses en disent long sur la malforestation du pays.
Bien avant l’invention des abatteuses, la forêt d’Ouilly a elle aussi subi les logiques de l’argent. Nous sommes en 1936, la forêt et son château sont achetés par un négociant. Il fait raser la forêt, empoche l’argent issu de la vente des bois, et la revend. Quand le grand-père de l’actuelle propriétaire en fait l’acquisition, les 110 hectares sont totalement nus. Tout a été exporté, valorisé économiquement, jusqu’aux plus petites branches transformées en charbon. Trois générations humaines plus tard, la forêt est encore toute jeune. Heureusement, la gestion s’est adoucie : les éclaircies successives visent désormais à améliorer la qualité et la diversité des arbres laissés sur pied, sans plus jamais laisser le sol à nu.
Le Quartier libre des Lentillères, des jardins contre le béton
100 kilomètres plus au Nord, ce sont les grues et les pelleteuses qui détruisent les sols, sous couvert de développement urbain. La première phase d’un projet d’écoquartier a vu le jour sur les terres de l’ancienne ceinture maraîchère de Dijon. Est-ce que des mitigeurs aux robinets suffisent à brandir l’étendard vert de l’écoquartier ? Les milliers de mètres carrés de béton coulés sur des terres fertiles laissent des doutes…
Dès 2010, une mobilisation se lève contre le projet et met en culture un potager sur une partie des terres en question, à l’époque en friche. Dix ans plus tard, la quasi-totalité des dix hectares du Quartier libre des Lentillères est occupée par des jardins et abrite une dizaine de collectifs d’habitant·es, dont une grande partie de migrant·es. Le 25 novembre 2019, la mairie annonce l’abandon de la deuxième phase du projet de construction. Les carottes dansent.
Aujourd’hui, le Quartier libre des Lentillères continue la bataille des imaginaires. Face à la bétonisation des terres agricoles, l’histoire qu’il souhaite raconter donne un tout autre sens à l’écologie de la construction. Une histoire où, si un bâtiment prend corps, c’est qu’une micro-société se retrouve autour d’envies communes, appelant le confort d’un toit : se réunir, cuisiner ensemble, proposer une cantine, accueillir. La Maison Commune veut permettre à la faune diversifiée qui gravite autour des Lentillères de s’entendre et de faire groupe. Loin des lobbies du BTP, elle sera faite de bois, de paille, peut-être de terre, de chaux et de chanvre. Des matériaux peu énergivores, sains et dégradables. L’histoire raconte aussi que la construction d’une maison est prétexte à se retrouver autour du chantier et à échanger, idées et savoir-faire.
Un chantier collectif au pied des chênes
Agenouillée face au chêne, la tronçonneuse dans le bois, je perce à cœur. Objectif ? Abattage en douceur… Éviter de créer des tensions à la chute de l’arbre, dans la fibre qui deviendra poutre. Nous sommes une quinzaine, éparpillé·es dans les chênes de la forêt d’Ouilly, à abattre, façonner, ébrancher, débarder. Tous et toutes là pour sortir le bois nécessaire à la charpente de la future Maison Commune des Lentillères. Le chêne est dense, lourd, la fibre cassante, les branches charpentières massives. Le bûcheronnage n’est pas si simple. Un coin, deux coins, cinq coins, un cric, un mouflage de cordes, l’élagage de certaines branches en anticipation : chacun·e y va de sa technique pour amener l’arbre à tomber dans la direction souhaitée, sans l’encrouer dans les branches du voisin, ni les casser.
Un visiteur de passage s’étonne du nombre de personnes présentes, pour ne sortir au final que 60 m3 de bois d’œuvre. Comment lui expliquer la joie d’être ensemble en forêt ? Comment lui dire que l’efficacité, la productivité, la quantité, n’est pas ici la priorité ? Mais la richesse des échanges ; la qualité – toujours perfectible – du travail de celles et ceux qui prennent le temps ; la dynamique du groupe qui, seule, amène à pique-niquer avec le sourire sous la pluie ; les rires, une fois la nuit tombée, dans le gîte au pied de la forêt.
Un soir, dans la salle de bain trop encombrée, une débardeuse se met à vouloir guider les mouvements de chacun·e avec ces mots de vieil ardennais, mille fois déformés, qu’elle dit aux chevaux en journée. Une blague, rien qu’une anecdote, mais qui laisse supposer qu’il ne s’agit pas là de travailler, d’un travail borné à une plage horaire et déconnecté de ses motivations intimes, mais plutôt de vivre, en forêt. Le chantier se veut à l’image de la vie du futur bâtiment. Recherche d’une cohérence, de la forêt à la poutre, et jusqu’aux usages qu’elle abrite. Un imaginaire s’incarne.
Ne travaillez (plus) jamais, histoire de la critique du travail
Le bois, l’économie et le coléoptère
La rationalité économique voudrait que nous prenions les plus belles grumes pour les scier, et laissions le reste. Pratique courante dans la Bourgogne des grands chênes, qui inspire la caricature : la pièce de bois la plus noble revient au marché économique – le roi – et les morceaux noueux, tordus ou trop maigres, reviennent à la plèbe. Au prix où se vend le bois de chauffage, il n’y a rien de rentable à prendre le temps de démonter une tête de chêne, de transporter des billons tordus, trop gourmands en volume sur le camion, de s’acharner à les passer dans une machine qui bloquera à chaque courbe et peinera à chaque nœud. L’équation est simple : tout ce qui s’écarte d’un cylindre parfait, se heurte à la mécanisation de la filière bois.
Sur ce chantier de la forêt d’Ouilly, le groupe adopte une autre démarche. Deux bûcherons-élagueurs de la SCOP D’Arbrazed sont là, avec un nom qui annonce déjà cette envie de valoriser l’arbre de A à Z. Les grumes en grandes longueurs pour le sciage, les billons les moins beaux et les grosses branches en 4 mètres pour le bois de chauffage, parfois un lien de charpente à scier dans la courbe d’une branche charpentière, et des fagots de 1 mètre avec les branches les plus petites ou tordues, pour fignoler. Sur la place de dépôt, la grue fait le tri entre au moins quatre produits différents.
Pourquoi chercher à tout utiliser ? Serait-ce pour mieux honorer l’arbre que l’on a mis à terre ? Par amour de la matière ? Par peur du gâchis ? Pourtant, un regard scientifique nous exposerait tout l’intérêt qu’il y a à laisser du bois en forêt. Il nous rappellerait que les branches les plus fines sont celles les plus riches en minéraux et en éléments nutritifs : les sortir, c’est emmener avec soi la fertilité du sol. Il nous calculerait la quantité de carbone contenue dans une purge de gros diamètre, qui resterait là à se décomposer lentement plutôt qu’à partir en fumée dans un poêle en un rien de temps. Sans parler du naturaliste, qui nous ferait découvrir avec passion la quantité et la diversité de petites bêtes pour qui le bois mort est à la fois l’abri et le repas.
D’un côté, l’approche exclusivement économique incite à ne prendre que ce qui aujourd’hui à une valeur monétaire sur le marché du bois. D’un autre, une approche paysanne (?) voudrait faire fructifier tout ce que « la nature nous donne », jusqu’à la moindre brindille. D’un autre encore, l’approche écologique demanderait à laisser la forêt en l’état, en ignorant nos besoins en bois. Il n’y a plus qu’à trouver l’équilibre !
Passer le relais au scieur
Un matin, les tronçonneuses se taisent. Il n’y a plus que les chevaux de Treynas qui soufflent, leurs meneuses qui les guident jusqu’aux chemins, où la remorque et la grue entrent en jeu. Sur la place de dépôt, la pile de bois d’œuvre attend la venue du grumier qui l’amènera dans la campagne dijonnaise. Une scie mobile est en route déjà, pour les débiter en poteaux, pannes, chevrons, voliges, etc. Au printemps, les apprenti·es charpentier·es de l’Ecole des Renardes viendront aux Lentillères manier le vocabulaire et les pièces de charpente, jusqu’à lever les sept fermes qui formeront le squelette de la Maison Commune.
Le site internet des Lentillères – Quartier libre des Lentillères
Le site internet D’Arbrazed et d’Acrobath – SCOP D‘Arbrazed