Ne travaillez (plus) jamais

Une lecture du livre d’Alaistair Hemmens « Ne travaillez jamais. La critique du travail en France, de Charles Fourier à Guy Debord » (2019).
En précisant que je ne suis pas économiste, que je n’ai pas lu Marx et que je ne suis pas indépendante vis-à-vis du travail. Sans certitude donc que ma compréhension de tout ce que l’auteur expose soit exacte, voilà ce qui m’a le plus parlé.
Copin des bois

« Travail » ? Ce qui se cache derrière la catégorie travail.

Il n’y a pas si longtemps, on plantait des choux, on sciait du bois, on filait la laine, on enseignait aux enfants : on ne travaillait pas. Il n’existait pas une catégorie abstraite regroupant toutes les activités humaines, pas plus que notre vie n’était rythmée par un temps universel, abstrait lui aussi : le chronomètre du temps de travail. Aujourd’hui, ce que l’on appelle « travail » englobe toute activité humaine mesurée par ce temps, quel que soit son contenu. L’important est qu’elle crée de la valeur, concrétisée par une somme d’argent. Si la fabrication d’une bombe génère plus de profit que celle d’un jouet, alors c’est la bombe qui restera sur le marché. Le travail n’est pas une catégorie universelle, propre à l’existence humaine : le travail est une invention capitaliste.

Ne travaillez jamais, Hemmens, travail, invention capitaliste

Pourquoi le travail doit s’arrêter ?

À lire Alastair Hemmens, il semblerait que le temps du travail touche à sa fin, à cause de limites internes au capitalisme lui-même. L’accumulation du capital est fondée sur le travail humain, qui permet de créer de la valeur. Mais, il y a là un paradoxe : pour rester compétitif, le capitaliste doit sans cesse réduire le temps de travail nécessaire à la production – ou exploiter des travailleurs sous-payés. Or, s’il diminue le travail, il diminue la valeur dégagée. Dégringolade dans une impasse.

Ainsi, dans un système capitaliste, le produit en lui-même (la richesse matérielle) n’est qu’un effet secondaire. Immense capacité de production ne rime donc pas forcément avec absence de précarité. C’est ce que remarquait, au XIXe siècle déjà, Charles Fourier :

Les régions industrialistes sont autant et peut-être plus jonchées de mendiants que les contrées indifférentes à ce genre de progrès.

Ne travaillez jamais, Hemmens, capital fictif, financiarisation des marchés

Après la seconde guerre mondiale, l’Europe est en pleine croissance économique : non seulement le continent dévasté par la guerre doit être reconstruit, mais plein de nouveaux besoins, donc de nouveaux marchés, ont été inventés (avoir une télé et une voiture dans chaque foyer par exemple). Mais dans les années 1970, à cause du développement technologique, le capitalisme commence à toucher à ses limites structurelles : malgré une immense capacité de production, de moins en moins de valeur est créée. Heureusement une idée géniale arrive avec le néolibéralisme : le capital fictif.

Des investisseurs placent de l’argent en pariant qu’il leur sera remboursé et qu’ils profiteront du bénéfice qu’aura permis de dégager cet argent. Ce placement est magique : il dédouble l’argent – la somme est à la fois chez l’investisseur et chez celui qui est censé le faire fructifier. C’est le pari du crédit, des sociétés par action, de la spéculation sur les titres de propriété, etc. Et c’est ainsi que la richesse monétaire mondiale est passée de 12 000 milliards de dollars en 1980, à 214 000 milliards de dollars en 2010 (chose évidemment improbable dans l’économie réelle). Le hic : avec la difficulté croissante à créer de la valeur, la valeur promise à l’investisseur échoue à se concrétiser. La bulle éclate.

La financiarisation des marchés vue comme le hoquet d’une machine en panne.

Pourquoi la société du travail c’est pourri ?

La vérité et l’évidence nous disent que l’industrieux n’est pas libre, puisqu’il ne travaille que par crainte de la famine et du gibet, et qu’il se soulève du moment où l’autorité paraît faiblir. /Charles Fourier, 1822

Autrement dit, le salariat c’est l’esclavage. À moins d’être né riche ou propriétaire, tu n’as pas accès aux moyens de subvenir à tes besoins. Dès lors, tu es contraint de vendre ton « travail » – peu importe sa forme particulière pourvu qu’il créé de la valeur – pour avoir accès aux ressources, par l’incontournable médiation de l’argent. Tu es donc à la merci des caprices du marché : les crises deviennent de plus en plus problématiques à mesure que notre dépendance au travail – et à l’argent – s’accroît.

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Ne travaillez jamais, Hemmens, ressource humaine

Par ailleurs, le travail est aliénant, par rapport aux autres et à sa propre activité. Dans la société du travail, l’être humain est réduit à une ressource humaine, simple objet voué à créer de la valeur grâce à son temps de travail. Peu importe la valeur d’usage de ce qu’il aura produit, oubliées les discussions sur la façon d’organiser l’activité sociale : le marché décide, seule importe l’accumulation. Ainsi, le travailleur est séparé de son produit et, comme l’expose Guy Debord dans La société du spectacle (1967), il devient un simple spectateur du spectacle de son activité sociale.

Alastair Hemmens souligne aussi le caractère fondamentalement patriarcal de la société du travail, dans le sens où ce sont les traits associés à la masculinité qui sont mis en avant : dureté de cœur envers soi-même et les autres ; raison ; travail acharné ; force physique et morale ; bref, tout ce qui permet le profit. Consoler un enfant ; montrer de la douceur ; donner de l’amour ; être irrationnel ; paresseux ou faible ; tout cela ne sert pas les « buts » de la valorisation de la valeur. Ainsi, les subventions aux services sociaux, à l’éducation et à la santé doivent sans cesse être réduites car il ne peut et il ne devrait pas ! y avoir de gain de temps (et donc d’argent) : dans ce système, ce ne sont que des maux nécessaires.

Ne travaillez jamais, Hemmens, patriarcat

Ne travaillez jamais, Hemmens, consommation

Pour couronner le tout, le précieux temps de loisirs qui nous est alloué n’est qu’une autre facette du travail. Tu as gagné de l’argent ? Alors consomme. Ainsi des masses de produits trouveront un débouché et nous pourrons travailler encore. Voilà ce que dénonce Guy Debord quand il écrit :

L’augmentation des loisirs n’est aucunement libération dans le travail, ni libération d’un monde façonné par ce travail. […] Cette inactivité n’est en rien libérée de l’activité productrice : elle dépend d’elle, elle est soumission inquiète et admirative aux nécessités et aux résultats de la production, elle est elle-même un produit de sa rationalité.

Pourquoi la remise en cause du travail doit être catégorique ?

« Les ouvriers encombrent le marché innombrablement, implorant : du travail ! du travail ! Leur surabondance devrait les obliger à réfréner leur passion ; au contraire elle la porte au paroxysme. » Au XIXe siècle, Paul Lafargue, auteur de Le droit à la paresse, décrit ainsi l’ouvrier quémandant du travail comme une drogue dont il ne pourrait se passer – et en effet ! Les ouvriers mènent alors un combat nécessaire pour de meilleures conditions de travail (rémunération, durée, protection) mais, se faisant, ils s’enferment en tant qu’objet de « la classe ouvrière ». Ils s’y identifient. Le mouvement ouvrier affirme alors malgré lui la catégorie travail.

Ne travaillez jamais, Hemmens, pole emploi

La proposition de la « critique de la valeur » est de dépasser la critique des conditions concrètes du travail, pour s’engager dans une critique de la catégorie en elle-même, de cette invention capitaliste qu’est le travail abstrait.

Plus tard, les mouvements de mai 68 dénoncent le travail comme une exécution absurde, soumise à une hiérarchie qui seule est consciente du processus de production. Ils demandent plus de créativité, d’autonomie personnelle, de plaisir, comme l’imaginait avant eux Charles Fourier avec son utopie du phalanstère et du « travail attrayant ». Mais, de même que Fourier restait un grand productiviste – « le travail attrayant encouragerait tous les peuples indigènes du monde à devenir des citoyens productifs » – les revendications de mai 68 furent assimilées au sein du procès d’accumulation. Si bien que c’est désormais souvent par le travail que s’envisage la réalisation de soi : nous sommes devenus des travailleurs volontaires et enthousiastes. Nous pourrions ainsi imaginer sans mal une usine autogérée, avec tous les critères de bien-être au travail, qui fabriquerait des bombes, ou des bibelots jetables.

Des images pour demain…

Mais qui peut imaginer un monde débarrassé de cette catégorie qu’est le travail en tant que tel, le travail abstrait ? Dans le livre d’Alastair Hemmens, plusieurs figures du passé suggèrent des pistes…

Un monde sans travail ne signifie pas un monde sans action. Sortir de l’oppression du travail implique de pouvoir s’assurer le minimum : se nourrir, se vêtir, s’abriter. Il ne s’agit pas de tous travailler aux champs, ni de vivre en autarcie, mais de garantir l’accès à ces besoins au sein d’un « groupe social » où chacun est adéquatement relié aux autres, tous interdépendants. Fourier imagine : « un ordre social où le pauvre pourra dire à ses compatriotes, à sa phalange natale : « je suis né sur cette terre ; je réclame l’admission à tous les travaux qui s’y exercent, la garantie de jouir du fruit de mon labeur ; je réclame l’avance des instruments nécessaires à exercer ce travail, et de la subsistance » ».

C’est à cette condition de garantie d’un minimum que peut avoir lieu une discussion libre et consciente sur l’organisation de l’activité sociale. Les savoir-faire, la capacité à créer par soi-même et les compétences pratiques retrouvent alors toute leur valeur : une valeur d’usage.

Et ne me demandez pas qui va faire le pain ou quoi que ce soit parce qu’il y a assez de vitalité en l’homme pour qu’il ne reste pas paresseux. /Marcel Duchamp

Ne travaillez jamais, Hemmens, organisation activite sociale

Mais l’engagement dans le monde ne se réduit pas au « faire ». Ébroue-toi ! Fais sauter la carapace de l’homme cartésien ! Non, Monsieur Descartes, l’être humain n’est pas comme « maître et possesseur de la nature », il n’est pas qu’une machine à penser, bon à faire marcher sa raison pour mettre de l’ordre autour de lui, obsédé par l’utilité et la fonctionnalité. L’être humain est un animal complexe, en relation avec lui-même et avec le monde extérieur. Il n’y a pas de « nature » dont nous serions séparés, simple objet inanimé. Loin de la rationalité du travail, retrouvons les mythes, les chimères, renouons avec le monde sensible, replongeons dans l’ensemble de relations au sein duquel nous sommes tissés.

Ne travaillez jamais, Hemmens, sortir du cartésien

Dans les années 1920, les surréalistes partent à la découverte de cette poésie déjà présente dans le monde. André Breton parle d’une « volonté d’approfondissement du réel, de prise de conscience toujours plus nette en même temps que toujours plus passionnée du monde sensible ». Il s’exerce à la déambulation, dénonçant la « grave insuffisance de tout calcul soi-disant rigoureux sur eux-mêmes, de toute action qui exige une application suivie, et qui a pu être préméditée ».

Enfin, pour le plaisir : l’idée de Paul Lafargue d’un grand gaudissement universel à chaque crise. Puisque les crises économiques surviennent lorsqu’il y a une surproduction, et plutôt que de jeter le lait en trop à la mer, distribuons le surplus ! profitons d’un repos général !

Sublimes estomacs gargantuesques, qu’êtes-vous devenus ? /Paul Lafargue

Ne travaillez jamais, Hemmens, gaudissement Lafargue


Ne travaillez jamais, Hemmens, citation Walter Benjamin

On doit se barrer d’ici. Entretien d’Anselm Jappe avec Alastair Hemmens.