Avant le Néolithique, ni culture ni nature
La rupture la plus profonde dans notre façon de voir le paysage – et la forêt – a certainement eu lieu au Néolithique. Parce que l’homme se sédentarise, parce que naissent et l’élevage, une distinction s’opère entre culture et nature. L’homme s’extrait peu à peu de la communauté biotique, invente une distance et donc un sauvage. Notre regard actuel est totalement basé sur cette révolution. Or la période de l’agriculture néolithique n’est que 3% du temps humain. Avant cela, l’homme cherche sa nourriture dans la nature, il est dedans. La pensée humaine prend forme grâce au pistage qui lui apprend à voir l’invisible, à lire les signes animaux, interpréter les symboles (Morizot, 2016).
Aux temps mythiques, une lisière où se mêlent domestique et sauvage
« Il y a mille ans, un écureuil pouvait descendre de la Norvège au détroit de Gibraltar en sautant de branche en branche » (Fort, 2018). La forêt est encore partout, habitée par les mythes et les divinités. Pourtant, l’homme s’est installé et de ce fait une frontière est nécessairement créée entre le domestique et le sauvage. Déjà, une mince lisière se distingue de la forêt héroïque : the march, la marche. Terme qui signifie à la fois la bordure de la forêt, pratiquée au quotidien, et la frontière. Marge où domestique et sauvage se mêlent.
Aux temps mythiques, en Europe du Nord, la majeure partie de la nature sauvage (ou forêt), étendues apparemment infinies d’arbres et de végétation, de flancs de montagne et de vallées inaccessibles, demeurait vierge. Elle était vue (…) comme une région vaste, confuse, inhospitalière, assez proche de la haute mer pour les terreurs qu’elle inspirait. // Jackson (1984)
Au Moyen-Âge, ager, saltus et silva
À mesure que l’installation humaine s’affirme et s’étend, l’épaisseur de la lisière prend corps : the march devient peu à peu le saltus. Défini comme un terrain boisé avec pâtis, c’est le lieu du pâturage et du glanage. Cet espace naturel devient alors une partie du territoire du village, propriété commune.
Dans la conception médiévale du paysage, le saltus est une des trois parties de l’organisation de la terre.
Trois zones où la présence humaine, l’effort humain s’atténuent peu à peu à mesure que l’on s’éloigne du centre habité, mais trois zones également utiles, également nourricières. // Duby (1962)
L’ager, au plus proche du village, est la seule qui soit vraiment délimitée : c’est le lieu de la terre cultivée, où l’homme détermine et créé ses propres espaces, où il aménage. Loin après l’ager et au-delà du saltus, reste la silva, forêt vierge – résolument en dehors du paysage humain (Jackson, 1984) – d’où nous vient le terme sauvage.
Au XIXe siècle, entre forêt royale et exploitation des bois
Le terme de forêt apparaît avec la chasse royale, lorsque la silva devient un lieu de divertissement pour les puissants. La forêt est ainsi inventée comme espace politique, un espace doté d’une loi à lui.
Forêt désignait le pays à l’extérieur (foris) de la loi commune, soumis à une loi spéciale qui garantissait la chasse royale. Ainsi forêt et bois n’étaient pas des synonymes, mais une zone forestière contenait généralement une part et souvent de grandes étendues de bois. // Darby (1973)
Parallèlement, l’exploitation du bois est de plus en plus intense. Avec l’augmentation de la population, les cultures en terrasses montent sur les versants tandis que le pastoralisme sur les hauteurs provoque un abaissement des limites de la forêt.
Au XXe siècle, de l’exploitation intensive à la déprise
Au siècle dernier, si ce n’est avant, les forêts ont probablement disparu sur le territoire du col de Tende pour n’être plus que des bois, exploités et spécialisés. Les coupes en cépée pour le bois de chauffage se rapprochent de plus en plus de coupes rases, et la transformation en charbon s’intensifie pour alimenter les usines. Suite à cette exploitation intensive, le sapin blanc et les forêts de feuillus divers disparaissent du Piémont au profit du hêtre. Voilà un exemple, pour les Alpes du Sud, que l’on peut généraliser sur de nombreux territoires !
Mais le XXe siècle est aussi celui de l’exode rural et de la régression démographique. En 1950, le peuplement humain est à son minimum, l’abandon rural se stabilise. La population se redresse même très lentement. Toutefois, l’exode a eu lieu, les pratiques et les modes de vie ont changé : les forêts sont revenues.
Au XXIe siècle, des nouveaux regards
« Mais alors, ce pin sylvestre qui est partout dans la haute Roya, c’est juste… un mauvais élève ? »
« Non pas tant que ça. Ici c’est toute la forêt qui est vue comme mauvaise. Avant c’était de la campagne. La forêt c’est le recul, c’est l’abandon. » (Croûte, 2017).
Voilà ce que disent les quelques regards qui se posent sur ces nouvelles forêts. Vues comme témoins de l’abandon, improductives ou inexploitables, gênantes.