Vendredi, 15h.
Je suis penchée sur les pièces d’une tronçonneuse désossée. Autour de moi six femmes en écoutent une septième leur décrire le fonctionnement de la machine. Les yeux de Sev’ pétillent lorsqu’elle joue avec le mouvement du vilebrequin puis nous dévoile les secrets du carburateur, cette toute petite pièce qui mélange l’air au combo [huile-essence] avant d’envoyer le tout dans la chambre de combustion du moteur. Elle nous aiguille sur les éléments à réparer, régler ou changer en cas de problème. Les questions s’enchaînent tranquillement, sans honte de nos ignorances. Chacune observe, manipule, soupèse, démonte et remonte. Alors voilà la mécanique qui se cache derrière le rugissement d’une tronçonneuse ? Cette machine qui fait peur et qu’on nous prend si souvent des mains… Je savais pourquoi elle est dangereuse. Je savais comment m’en protéger au maximum. Maintenant je sais ce qu’elle a dans le ventre. Je la comprends et ça me donne confiance.
Autour de nous, d’autres groupes et d’autres savoirs : réaliser des assemblages en charpente ; faire un piquage ; lever ses pièces de bois à l’aide de cordes ; s’initier à la zinguerie ; faire le diagnostic d’un bâtiment ancien ; réparer son matériel électroportatif ; marquer des arbres à couper dans une optique de sylviculture douce. En tout, près d’une centaine de femmes et de personnes trans sont là. Apprennent ensemble.
Faire de la charpente ? Pas ton genre.
Les absents ? Les « mecs cis ». Dans le jargon féministe : des hommes qui se reconnaissent totalement et uniquement dans le genre qui leur a été assigné à la naissance – hommes cisgenres. Ces rencontres de charpentier·es sont en mixité choisie : une mixité qui inclus les femmes et l’ensemble des personnes trans et non binaires – des personnes dont le genre ne correspond pas, ou pas exclusivement, à celui assigné à la naissance. J’écris, et je me demande pourquoi m’empêtrer dans tous ces termes complexes et inhabituels. Pourquoi ne pas se contenter des désignations homme et femme, ce duo bien réglé, cette simple binarité ? La réponse est dans les participant·es présent·es aux rencontres : avec elles et eux, la pluralité des genres prend corps devant moi.
Les sociologues distinguent, depuis plusieurs décennies maintenant, le genre du sexe. Si notre sexe relève de critères biologiques, notre genre lui est une identité sociale. Je suppose que tu es de sexe femelle, alors tu es une femme. Avec cette assignation – tu es une femme – notre société nous enferme dans une catégorie : un genre. Sous prétexte d’une réalité biologique, elle nous impose un rôle et attend de nous que nous ayons certains comportements, et pas d’autres : sois jolie, ne fais pas ça tu es trop fragile, laisse-le faire à ta place, sois sage et intelligente, consacre-toi à ta vie de famille, ne parle pas trop, et pas trop fort, etc. C’est le fameux « On ne naît pas femme, on le devient. » de Simone de Beauvoir.
Pourtant, même la distinction stricte entre deux sexes, mâle ou femelle, n’est pas si évidente d’un point de vue biologique. Les personnes intersexes le rappellent. Si l’on considère les critères définis par la société – la forme et la taille des organes génitaux, les chromosomes X et Y, les taux d’hormones et des caractéristiques visibles comme la musculature ou la pilosité – la variation entre les individus est infinie. Et ce serait ça qui justifierait l’existence de deux identités sociales distinctes ? Considérer qu’il n’existe que deux genres, femme ou homme, est bien pauvre au regard des milliards d’êtres humains… Le genre est un continuum sur lequel on évolue depuis notre naissance, depuis le début de notre vie sociale. Chacun·e fait ses gammes ! Et le vocabulaire cherche tant bien que mal à rendre visible cette pluralité.
Des rencontres en mixité choisie
La non-mixité et la mixité choisie, ça fait se hérisser des poils. La peur de la ségrégation ? Un inhabituel sentiment de rejet ? Une grosse incompréhension des motivations qu’il y a derrière ? Eh quoi, aujourd’hui en France tout est ouvert, et même paritaire ! Pourquoi ce besoin de s’extraire ?
Parce que parité ne rime pas avec égalité. Au sein même d’espaces mixtes, des rapports de domination perdurent, insidieux, systémiques. Parce qu’ils sont à l’échelle de notre société toute entière, ils ne sont pas si flagrants et demandent sans cesse à être justifiés, prouvés : là où on attendrait de l’empathie et du soutien, on trouve une remise en question d’un vécu parfois douloureux. Les temps en mixité choisie, entre concerné·es, permettent de libérer la parole. Partager ces mêmes vécus, s’écouter, se sentir moins seul·e, décompresser.
Parce que la mixité choisie permet de trouver plus facilement l’espace de s’exprimer, de s’essayer, sans personne pour faire à notre place. Prendre confiance. C’est aussi notre place. Les femmes galèrent à accéder aux savoir-faire dits « masculins » comme la mécanique, la charpente ou d’autres métiers du bâtiment. Les personnes trans galèrent, tout court, partout. Pas de place. Des rencontres en mixité choisie permettent d’avoir un espace, un temps donné, où l’on est attentif·ve à ces déséquilibres par ailleurs à l’œuvre au quotidien. Où l’on aborde aussi, très concrètement et sans virilisme, les difficultés physiques de ces pratiques, et des solutions. C’est un outil dont on se saisit pour recharger les batteries, avant de retourner dans le bouillon social.
Entre organisation et auto-gestion
Samedi, 8h.
Je me réveille dans une yourte qui sert de dortoir. Sa structure autoportante ressemble à des mikados bien rangés. La vue qui s’offre à travers les grandes vitres est magnifique. Je file à la douche, partage le temps du petit-déjeuner avec d’autres participant·es et m’inscris à l’atelier auquel je voudrais participer ce matin. J’expérimente l’autogestion bien organisée. L’équipe qui organise ces rencontres est différente de celle de l’édition précédente et ce sont d’autres encore qui se lanceront – je l’espère ! – à en organiser une prochaine. Rien n’est individualisé, tout tourne.
Un planning d’ateliers ; des temps pour proposer des discussions ; une équipe pour les (bons !) repas ; des dortoirs et des espaces pour camper ; des toilettes sèches à vider ; de l’eau, du savon, du gel et des masques quand nécessaire ; des colonnes où s’inscrire pour la vaisselle, le service ou le bar ; une bibliothèque où déposer les livres que l’on souhaite partager le temps du week-end : l’équipe d’organisation et le lieu d’accueil nous offrent un cadre idéal ! Le tout à prix libre et conscient.
Échanger, apprendre, transmettre.
Bienvenu·e à l’école des grand·es ! L’envie d’apprendre qui transpire de chacun·e m’épate et me ravit. Pourtant tous ces ateliers, qui courent chacun sur une demi-journée, sont exigeants : riches, denses et souvent pointus, ils demandent une concentration soutenue. Qu’est-ce qui pousse toutes ces personnes à venir et s’accrocher ? Est-ce l’envie d’autonomie qui motive si fort ? La satisfaction de réaliser de ses mains quelque chose de beau, concret, utile ? La recherche de confiance en soi ? L’excitation des rencontres ? Le partage d’un savoir technique bien précis ? Le plaisir de transmettre un savoir ?
Ici, je prends conscience que transmettre ce n’est pas simplement informer. Certes les tutos vidéo sur internet sont bien pratiques pour apprendre à faire sa vidange soi-même, une information accessible par une connexion et un clic, mais il leur manque une présence vivante. La transmission n’est pas qu’un contenu. Elle passe par une relation qui se crée, même juste le temps d’un atelier, et qui nous inscrit dans une histoire plus longue de savoirs qui se passent et se transforment au fil des générations.
Ici, la frontière entre sachant·et apprenant·e est plus ténue. Entre professionnel·le et bricoleur·euse aussi. Je me surprends moi-même à animer un atelier en binôme, le dimanche matin, en forêt. Parce que l’on est dans un contexte d’échanges, où l’on cherche et découvre ensemble, je m’en sens capable. Transmettre ce que je sais sans avoir la prétention de tout savoir. Transmettre sans assurance excessive, ni avoir à en faire des tonnes pour justifier que, bien que je sois une femme, ça, je le sais. Simplement, donner ce que j’ai reçu.
Dimanche, 16h.
Bilan. Ça parle ressenti de chacun·e. Se questionne sur la tournure à donner à de prochaines rencontres. Faut-il continuer à ouvrir aux novices, au risque d’augmenter le nombre de participant·es jusqu’à la foule ? Proposer des ateliers pensés exprès pour des débutant·es ? Ou se resserrer sur des personnes pratiquant plus régulièrement la charpente ? Pouvoir aborder des techniques plus poussées, s’aiguiller sur les statuts, les assurances et les démarches administratives, parler de son corps dans ce métier physique, se montrer des images de chantiers, avec fierté et sensibilité. Mais comment alors donner l’occasion de découvrir ces savoir-faire dits « masculins » à celles et ceux qui ne s’y sentent pas légitimes ? Leur donner l’exemple, de visu, de ces corps de charpentier·es qui ne sont pas (forcément) charpentés ?
Les ateliers de transmission proposés par Séverine – je me débrouille merci
Le point de vue sur la non-mixité d’une association féministe et antiraciste – lallab
Des podcasts sur le genre et les féminismes – un podcast à soi – Arte Radio