Je suis dans les Alpes du Sud, au col de Tende, entre la haute vallée de la Roya et l’alta valle Vermenagna.
Je pose mon regard sur les forêts.
Contreforme de tout ce qui est soigneusement jardiné, maintenu ouvert.
C’est une énigme pour moi. Moi qui ai appris à voir la main de l’homme ou le ventre de ses bêtes sous chaque composant du paysage, culturel, construit.
Ici non. Personne n’a planté tous ces pins sylvestres. Personne ne coupe plus tous ces hêtres. Et c’est parce que personne ne fauche plus ces pentes que tous ces frênes, érables et tilleuls repoussent. Tout seuls. Pour personne.
Ils sont là, par eux-même, parmi nous.
Autour du col de Tende, entre alpages et forêts neuves.
La vue du ciel est éloquente : deux grands espaces. Les verts des arbres qui remontent les ramifications des vallées, jusqu’à se fondre dans le brun des alpages. Lorsque je vois cette complémentarité entre le vert et le brun, dans des proportions qui n’ont cessé et ne cesseront de bouger, les mots de J. B. Jackson s’impriment sur l’image :
Il se pourrait que je sois ici sur la piste de ce fuyant concept de paysage : le paysage idéal défini, non pas telle une utopie arrêtée, consacrée à des principes écologiques, sociaux ou religieux, mais comme un environnement où la permanence et le changement ont trouvé un juste équilibre. // Jackson (1984)
Les alpages, comme élément permanent du paysage, représentent ici la continuité : ils sont l’héritage d’une société de l’élevage qui se perpétue depuis le Néolithique, le lieu confortable du domestique. Ailleurs, les terres laissées au dynamisme du sauvage témoignent des changements récents de notre société et de ses façons de produire. Ce n’est pas à entendre comme l’histoire d’une tragédie humaine, mais comme l’histoire d’une occupation qui alternativement vient puis se retire, habite les lieux puis les laisse.
La maison déserte, neuf fois sur dix, est une chrysalide dont les occupants ont été heureux de s’échapper pour un avenir plus radieux ou plus séduisant. // Jackson (1984)
Le retour spontané des forêts, un enjeu de société
Autour du col de Tende, les boisements spontanés sont aujourd’hui en dehors de toute optique de gestion, comme je le décris dans mon mémoire de fin d’études.
A Tende, les forêts n’ont pas d’intérêt économique aujourd’hui (elles coûtent plutôt à la commune), tandis qu’à Limone le gain qu’elles pourraient apporter ne peut rivaliser avec les recettes des sports d’hiver. Ce ne sont pas non plus des forêts à préserver : les pinèdes de Tende sont écologiquement pauvres, les taillis de hêtres de Limone sont des écosystèmes fortement dégradés. De part et d’autre, les stades pionniers intéressent peu les naturalistes. Par ailleurs, il n’y a pas d’enjeu de prévention des risques (avalanche, érosion) : sans présence humaine, aucun risque. Non, il n’y aura pas de gestion. Mais à chaque regard vers la montagne, ces arbres qui avancent mettent en évidence le basculement de nos habitudes de production : ils incarnent la déprise rurale, offrant une démonstration éloquente de l’évolution des milieux de vie avec les sociétés, du caractère politique des paysages.
Si les enjeux économique et écologique ne sont pas considérés, l’enjeu social, lui, est donc bien présent sur ce territoire. Pour beaucoup d’habitants, le paysage de référence reste celui de la première partie du siècle dernier, voire de la fin du XIXe siècle, lorsque la pression humaine sur les campagnes était la plus forte. Paysage d’un monde plein (Chaunu, 1975), où la recherche de ressources était omniprésente. Pourtant, à l’échelle du temps humain, ce paysage sans bois est loin d’être la norme ! [ L‘évolution des regards sur la forêt ] En se replaçant dans cette histoire plus vaste, qui nous emmène jusque avant le Néolithique, l’imagination s’ouvre sur des liens possibles avec ce sauvage, au-delà de le considérer comme une ressource à exploiter ou protéger.
Préservation et exploitation forment aujourd’hui les deux faces d’une même colonisation qui veut que ces montagnes et ces plateaux soient désenclavés et entrent dans l’ordre de marche de l’économie. (…) Tantôt mythe récréatif, tantôt gisement de bois. Dans les deux cas, une simple « ressource » à gérer.
Car cette époque ne fait plus que ça : gérer. (…) Cette vision stratosphérique procède de l’idée selon laquelle nous résiderions sur ce globe comme s’il s’agissait d’une carte 1/1, un plan sur lequel on pourrait mettre à plat les êtres et les choses en temps réel. (…) Rendu lisible et gouvernable. Il n’est pas surprenant alors que (…) ces espaces, ces forêts n’aient plus de sens qu’une fois mesurés, mesurés à l’aune de leur destruction même.
C’est peut-être d’abord cela une forêt et ce que l’on a envie d’y défendre : un évènement vertical. Quelque chose qui, contre l’étrangeté du monde administré, est enfin là. Pleinement là.
Vidalou J-B. Être forêts, habiter des territoires en lutte, 2017.
Le retour du sauvage, quel sauvage ?
Je n’entends pas dans le terme de sauvage la soi-disant pureté propre à la wilderness. Aucune surface n’est totalement isolée du contact humain, intacte, et certainement pas celles du col de Tende. Ces espaces sont pétris du bruit de la route, des pollutions de la côte, ils sont liés à nos espaces de vie et un bipède s’y aventure même de temps à autre. Le sauvage n’est pas dans un sanctuaire. Il ne s’arrête ni à la frontière administrative d’un parc naturel, ni à la limite du dernier arbre : il est dans nos interstices, il est parmi nous.
Mais il n’en est pas pour autant hybride. Si le loup dort parfois dans des maisons abandonnées, si le chevreuil vient manger dans nos champs et si le sanglier s’approche de nos jardins, ils n’en sont pas pour autant dépendants de nous comme peuvent l’être les animaux domestiques ou le bétail. Ils sont autonomes, indépendants ou plutôt dans une interdépendance équilibrée, adéquatement reliés au sein de la communauté biotique.
(…) être bien relié, c’est-à-dire de manière plurielle, résiliente, viable, de manière à ne pas dépendre absolument d’un exploitant qui sélectionne et protège, ou d’une ressource volatile, ou d’une niche irrégulière. // Morizot (2016)
Le sauvage est l’être par soi-même,
parmi nous.
Nous ne sommes donc pas dans des coexistences séparées, mais dans une cohabitation que Baptiste Morizot voudrait diplomatique. Comme nous le rappelait Gilles Clément lors d’une conférence à l’École de la Nature et du Paysage, le terme sauvage renvoie à la sauvagerie, la peur d’un déchaînement incontrôlable.
Nous avons relâché la pression d’empêchement active, et la colonisation infatigable a pu s’installer. Mais il ne faut pas interpréter cette colonisation écologique suivant les connotations politiques malheureuses du concept : avec une peur d’être submergés par un sauvage incontrôlable. C’est précisément la mentalité héritée de la révolution néolithique qui pense en ces termes : cette colonisation ne remet rien en cause de notre présence, il suffit de la penser comme cohabitation, dans les termes de l’écologie de la réconciliation. // Morizot (2016)
Comprendre le sauvage, et le signe de son retour.
Nous devrions savoir être cohabitants.
Si le sauvage nous effraie tant, c’est certainement parce qu’on ne sait plus en lire les signes, parce que le reste du vivant est devenu silencieux pour nous et dès lors incompréhensible.
Le seul signe que nous arrivons à y voir aujourd’hui est celui d’un abandon des terres, des parcours, de pratiques. Un témoin dérangeant. Ces espaces, plus personne ne les habite. Ils ne sont pas là pour l’homme, ils ne sont pas modelés par lui ou ses animaux, ils ne sont ni artificialisés ni domestiqués.
On a laissé la place. Très exactement, on a laissé la place aux forêts : par désertion des pâtures et des champs extensifs qui limitaient l’avancée des fronts pionniers forestiers. // Morizot (2016)
Tout comme le retour du loup, ces arbres incarnent la déprise rurale et sa dimension écologique : la diminution de l’appropriation humaine de la production primaire nette, c’est-à-dire de la production de biomasse par la photosynthèse terrestre (AHPPN).
Au 20e siècle, pour la première fois peut-être depuis dix mille ans [le Néolithique], l’AHPPN en Europe occidentale, a décru. (…) Nous sommes au pivot de cette inversion légère, discrète, fondationnelle. C’est elle qu’il faut interpréter. C’est le plus discret des évènements majeurs de notre histoire écologique – c’est-à-dire de la vraie histoire, celle qui refuse de ne raconter que nos huis-clos anthroponarcissiques, et nous tisse avec l’ensemble d’un vivant dont nous ne sommes jamais sortis.
Le retour du loup nous renvoie le reflet de ce que nous avons été, de ce que nous ne sommes plus, de cette discrète récession assez involontaire il faut le dire. Ce que nous croyions être nos forêts et nos montagnes sont habitées par de grands prédateurs qui remettent en cause notre sentiment inquestionné d’être les propriétaires de ces espaces.Morizot B. Les diplomates, 2016.
Plongés dans ce retour, nous devons changer de regard. Apprendre à nouveau à lire les signes, saisir les liens qui nous tissent à lui. Voilà l’ambition qui a guidé une partie des [ propositions du projet ] que j’ai développé dans le cadre de ce travail de fin d’études.